[Negative feedback] Partie 1

Ici commence votre thriller audiophile de l’été…

Chapitre 1 – écharpe blanche sur fond rouge

Mardi – 4h49

La pièce était grande, mais n’importe qui, en y pénétrant, ne voyait que du sang. Les deux grandes rotatives en étaient recouvertes et les premiers tirages du lendemain étaient maculés de taches ocre. Le sol poissait ; les murs blancs et nus étaient recouverts d’arabesques écarlates. Et là où il n’y avait pas de taches de sang, avaient atterri des morceaux de matière cérébrale. La salle, située au sous-sol était haute de plafond et éclairée chichement par 6 suspensions aux ampoules ternies. Le plafond et les coins de la pièce étaient perdus dans l’obscurité. Au milieu de la scène gisaient deux cadavres.

L’un, assis sur une chaise haute, était tombé en avant sur la matrice d’imprimerie qu’il composait, son visage reposait sur les caractères, le sang s’étant substitué à l’encre ; l’autre, un mètre derrière lui, reposait sur le sol, adossé à une rotative, une expression hébétée sur le visage encore encadré par des boucles brun foncé. L’écharpe blanche nouée autour de son cou était souillée de sang. Les deux avaient vu l’arrière de leurs crânes réduit à une espèce de bouillie dont dépassaient quelques bouts de cervelle et des éclats d’os. Il était 5h du matin. C’était déjà une journée de merde.

En retrait pour laisser faire les photographes qui grillaient flash sur flash, dans une atmosphère rendue irrespirable à cause de l’odeur de brûlé, l’inspecteur Tussufki étudiait la scène silencieusement, sous le regard nerveux de son adjoint. Il connaissait l’identité des deux hommes. Il les connaissait tout court : il avait collaboré avec eux à plusieurs reprises, source anonyme parmi d’autres, utilisant la presse pour faire plier ceux qu’il ne pouvait arrêter faute de preuve. Il n’avait pas besoin de son agenda pour savoir qu’ils avaient rendez-vous tous les trois, le soir même, dans une usine désaffectée de tubes à vide, en banlieue. Visiblement, les deux autres auraient du mal à honorer leurs engagements.

L’homme au sol était sans conteste Esteban Aeròn, un journaliste d’origine espagnole qui se trouvait être le rédacteur en chef de la feuille de chou dont sa cervelle tachait l’édition à venir. L’homme assis était très probablement Burt N. Davidski, pigiste/journaliste/homme à tout faire dans le même journal. Une distribution famélique, des annonceurs aux abonnés absents et un public restreint avaient poussé le journal à diminuer son personnel à l’hiver dernier. L’inspecteur savait pourquoi les temps y avaient été durs : la ligne éditoriale du journal était sans concession et il s’était fait pas mal d’ennemis. Les plus influents d’entre eux avaient fait pression sur les actionnaires, sans succès, avant de s’attaquer aux annonceurs, aux réseaux de distribution puis, en dernier recours, aux lecteurs. Il faut croire que cela ne suffisait pas.

C’est le dernier distributeur restant qui avait appelé la police : quand, à 4h, personne n’était venu lui apporter les journaux, il s’était agacé, pensant qu’une fois de plus, un changement éditorial retardait la parution et allait foutre en l’air sa journée. Il avait pénétré dans le journal et était tombé sur la scène de crime. Il avait immédiatement averti les forces de l’ordre. Plus tard, les premiers agents arrivés sur place avaient retrouvé, assommés puis enfermés dans une réserve, les deux techniciens en charge de l’impression. Les premières constatations faites, la crim’ avait été informée, le médecin légal convoqué et Tussufki sorti de son sommeil. Ce dernier avait pris soin d’appeler Straightrope qui, miracle, était arrivé peu après lui sur les lieux.

Les yeux inquisiteurs de son adjoint commençaient à courir sur le système de l’inspecteur. Le jeune homme réussissait toujours à caler son regard entre sa frange bouclée et ses lunettes, dans une sorte d’interrogation nerveuse et muette, rapidement horripilante.

« Straightrope. Que s’est-il passé ici ?
– C’est assez évident, je pense : un ou plusieurs hommes ont surgi, ont frappé en premier l’homme qui est désormais au sol, puis, avant qu’il puisse se retourner, l’homme qui est assis à son pupitre. »

Un ange passa.

« Tu es certain, gamin ?
– Il y a une autre explication ? »

Le regard de l’adjoint était passé de l’interrogation à l’inquiétude. Ses yeux allaient d’un cadavre à l’autre, balayaient l’ensemble de la scène de crime. Il retira ses lunettes et les essuya avec sa chemise sous le regard désapprobateur de son supérieur.

«  Tu vas les rayer. Tes lunettes. Regarde mieux et pose-toi les bonnes questions.
– A savoir ? demanda Straightrope dans un mélange d’anxiété et d’agacement.
– Lequel est mort en premier ? Sont-ils morts à l’endroit où ils sont désormais ? Si oui, comment le tueur s’y est-il pris ? Sinon, pourquoi a-t-il déplacé un ou les deux corps ? »

Un nouveau silence. Encore le regard qui balaye la scène, encore un coup de chemise sur les lunettes.

« Et vous, inspecteur, vous avez des réponses à ces questions ? Straightrope ne cachait plus son agacement.
– Oui. Détaille la pièce. Une machine sur la droite, une sur la gauche. Un pupitre avec des matrices devant la machine sur la gauche. Le mur du fond comporte une porte, celui derrière nous une autre. Il n’existe pas d’autre issue à moins de creuser un tunnel. Le mur de gauche comporte quelques traces de sang, celui de droite beaucoup. Beaucoup de sang autour du cadavre à son pupitre. Beaucoup moins autour de l’autre. Il y a beaucoup de sang sur le sol, mais il y a des taches propres au milieu de l’hémoglobine. Les deux cadavres nous font face ou presque et ont tous les deux le crane défoncé. On les a frappés par-derrière. Pour le cadavre de gauche, c’est conforme avec la position du corps. Pour celui de droite, c’est quasiment impossible puisqu’il repose contre la rotative : il aurait fallu que le tueur le frappe juché sur la machine, mais le corps serait alors tombé vers l’avant sous la violence du choc. Ergo, celui-ci a été déplacé. »

Peu de choses mettaient autant en rogne Ryan Straightrope que les explications scientifiques farfelues et le « Ergo » de son chef. Pour une fois, il garda son calme, essayant de mettre de l’ordre dans ses raisonnements et tentant de devancer le raisonnement de Tussurfki.

Peine perdue.

« Pourquoi beaucoup de sang sur le mur de droite ? Parce qu’on y trouve le tableau électrique, reprit Tussufki. Aeròn a très certainement été tué là-bas. Pour tuer quelqu’un dans le dos, il faut le surprendre, les gens ont la mauvaise habitude de se retourner ou de fuir, ce qui dans les deux cas rend plus compliquée la tâche de leur défoncer le crâne. Pour surprendre Davidski, c’est assez simple : il tourne le dos à la porte du fond. Pour surprendre l’autre, en revanche, j’imagine que le tueur a rusé, en retirant un plomb. Aeròn entre dans la pièce, mais ne peut pas allumer la lumière à partir de l’interrupteur situé à droite de la porte d’entrée. »

L’adjoint se retourna machinalement.

«  Il y a plusieurs ampoules. Elles n’ont pas toutes grillé depuis la dernière fois qu’il est venu, certainement quelques minutes ou secondes plus tôt. Il se dirige donc vers le tableau électrique, probablement à la lumière du briquet qui est au sol, sous la rotative de droite. Le tueur jaillit de sa cachette – très probablement le tas de cartons de papiers au coin du mur, on dirait qu’il a été déplacé – et le frappe lui aussi. Il a probablement attendu que la lumière revienne, il n’a dû faire que dévisser le plomb correspondant.
– Mais pourquoi avoir déplacé le corps ?
Aucune idée. Le sol a été nettoyé autour du tableau électrique, notre visiteur a peut-être souhaité effacer ses traces de pas, puis voulu mettre en scène le crime. Cela peut vouloir dire qu’il accordait plus d’importance au meurtre d’Aeròn.
– Mais s’il a dévissé le plomb, ça signifie qu’on retrouvera peut-être ses empreintes ?
– Peu de chances. Quelqu’un qui efface ses traces de pas porte des gants. Ce qui me fait me poser une autre question. Ne manque-t-il pas quelque chose ? »

Ryan survola une nouvelle fois la scène, sans comprendre. Puis réalisa.

« L’arme du crime. Où est-elle ? »

Chapitre 2 – du talent de passer entre les goutes et les accidents

Mardi 7h28

Tussufki ne quittait pas la route des yeux. Il n’était pas au volant de la voiture banalisée qui les emportait au commissariat, mais la conduite de son adjoint était quelque chose qui le maintenait dans une espèce de transe, tellement il craignait ne pas arriver à destination. Il avait l’impression que Straightrope passait plus de temps à lui jeter des regards en coin – qu’il ignorait tous – qu’à surveiller la circulation. Conséquemment, les coups de frein violents, les klaxons et les jurons abondaient.

De son côté, l’inspecteur utilisait les ressources de son cerveau non mobilisées par sa crainte d’un accident à réfléchir au double meurtre. La première question était : qui aurait intérêt à faire taire le journal ? À peu près tout le monde. Depuis le début de la prohibition, Aeròn et les quelques suicidaires prêts à le suivre s’étaient lancés dans une guérilla contre les contrefaçons et malfaçons. Par des tests, par des interviews, par des témoignages, il s’appliquait à démonter les filières clandestines malfaisantes. Il était de notoriété publique qu’Esteban lui-même était un consommateur invétéré, mais les tests, tous signés par des pseudonymes, d’appareils illicites – bons ou mauvais –ne pouvaient pas directement remonter jusqu’à lui. On ne pouvait lui reprocher que de faire de la publicité ou de l’incitation à l’achat de produits interdits, ce qui en soi n’était pas illégal, au grand dam des trafiquants qui essayaient d’inonder le marché avec des produits dont la plus grande qualité était les marges incroyables qu’ils généraient.

La mise en place d’une politique de prohibition des produits audio nomades et portables, casques, écouteurs et tous les appareils électriques « permettant l’alimentation exclusive de produits d’écoute binauraux individuels » les avait rendus illégaux il y a maintenant 10 ans. Cela avait fait souffrir une industrie locale, heureusement assez marginale, mais avait favorisé l’émergence de réseaux de distribution parallèle qui permettait à quelques irréductibles fortunés et ne craignant pas la clandestinité de se procurer des appareils d’écoute. Après une période de coups médiatiques (les arrestations de juges, policiers, hommes politiques consommateurs de musique au casque s’étaient succédées), les procès en appel puis en cassation avaient peu à peu dédouané les possesseurs de matériel, à cause de l’impossibilité de rendre rétroactive l’interdiction d’acquérir un objet rendu illégal. Désormais, seules l’utilisation (flagrant délit) et, bien sûr, la revente et la possession à but de revente étaient punies. De fait, des inspecteurs comme Tussufki s’évertuaient surtout à démanteler les réseaux de trafiquants profitant de la clandestinité des acheteurs pour leur refourguer des appareils de contrebande, qu’il s’agisse de casques chinois maquillés, d’amplis au rabais rendus haut de gamme par la magie d’une carrosserie cossue ou de DAC hors de prix ne comportant qu’une puce de conversion à 15$, mal alimentée.

L’inspecteur, en sous-main, travaillait avec le journal, avec Aeròn et Davidski, pour échanger des informations et essayer de frapper haut, faire tomber les réseaux de contrefaçons. En vain pour le moment. Était-ce un de ces réseaux qui, craignant de voir la poule aux œufs d’or étranglée, s’en était pris aux journalistes ? Était-ce l’homme de main d’une des familles régnant en maître sur la contrebande qui s’était acharné sur le crâne des deux victimes ?

La radio grésilla et le sortit de ses rêveries.

« Putain, Ryan, roule moins vite ! Allo, Tussufki ?
– Crrrronchhhhour inspectrrrreurrr, fit une voix indistincte et noyée dans les parasites. Crrrrrron a chroppréch chun chrussssssssprect prrrrrrrrès dru jrouchnal.
– Ah, bien. On l’a conduit au poste, de qui s’agit-il ?
– Crrrrrrouiiii, chil est crau possssssssstre. Chil ssssssssssssss’agrit grrrrrun cerrrrrrtrain Crrrrrrrmo Hellreerrrrrr.
– Ok, on arrive, gardez-le au frais. PUTAIN STRAIGHTROPE, LE FEU EST ROUGE !!!!
– CRrrrrrrrrprardon ? »

Chapitre 3 – au-dessus de la meute

Mardi 8h04

En vérité, le suspect était appelé Mo Heller. Il n’était pas « suspecté », mais « suspect » tout court. Il s’agissait d’un marginal, sans abris, demeuré notoire aux propos incohérents qui ne présentait pas réellement de danger pour quiconque. Selon les dires du planton qui faisait son rapport à l’inspecteur et son second, on l’avait retrouvé à proximité de la sortie de secours de l’immeuble abritant le journal. Il paraissait désorienté et tenait à la main un tissu taché de sang. On avait essayé de lui retirer le tissu, mais il était devenu violent.

Ce n’était pas exactement prometteur mais c’était pour l’instant leur seule piste : personne n’avait rien vu, rien entendu. C’était assez fréquent et, pour tout dire, cela valait parfois mieux : dans de nombreux cas on se retrouvait avec des témoignages incongrus, voire incohérents. Ici, pas de fausses pistes à suivre, certes, mais aucune piste solide. Tussufki doutait qu’un marginal qui fréquentait le quartier depuis des années sans faire de mal à personne se fût tout à coup retrouvé avec des pulsions criminelles puis lancé dans l’organisation d’un double meurtre, prémédité qui plus est.

L’agent lui remit un sachet plastique scellé. Celui-ci contenant un tissu de velours rectangulaire plié, initialement de couleur blanche, mais maculé de taches brunes. Quelqu’un avait visiblement essuyé ses mains dessus. Au vu de la nature des taches, cela pourrait être le tueur.

« Remettez ça au service médico-légal, voir s’ils peuvent identifier le sang et, qui sait, trouver des empreintes. Voire, si possible, trouver l’origine du velours.
– Bien monsieur.
– Ce tissu est étrange, non ? tenta Ryan.
– C’est un velours antistatique, utile contre les traces de doigts sur les surfaces anodisées. C’est fourni avec le matériel haute-fidélité haut de gamme. C’est quasiment la signature du tueur, Ryan.
– Matériel de contrebande ?
– Difficile à dire, rétorqua Tussufki. On en saura peut-être plus bientôt. Et par pitié, arrêtez de me regarder par-dessus vos lunettes. »

Ils arrivèrent devant la porte de la salle d’interrogatoire dans laquelle on avait placé Heller. L’inspecteur partagea un long regard avec son adjoint, qui signifiait, pour résumer « laisse-moi faire », puis ouvrit la porte. Ils entrèrent.

Mo sentait mauvais. C’était assez peu dire. En entrant dans la salle, Tussufki et Straightrope furent physiquement frappés par la puanteur. Mo était assis devant une table en formica, sur une chaise en bois, dos à la porte. Il était menotté et semblait sangloter. Nouveau regard échangé entre les policiers. Ils passèrent de part et d’autre du suspect et vinrent s’asseoir en face de lui. Il était aussi laid que malodorant, ce qui avait de quoi le propulser dans le top 10 des repoussoirs. Il pleurait effectivement, semblant complètement perdu. L’inspecteur s’éclaircit la gorge pour attirer son attention puis se pencha vers lui.

« Bonjour Mo, tu sais pourquoi tu es ici ?
– En haut ?
– Non, ici, avec nous. Tu sais pourquoi ?
– En haut ! »

Pour aggraver encore l’exaspération naissante de Tussufki, son adjoint se mit en tailleur, perché sur sa chaise et entreprit de nettoyer ses lunettes avec sa chemise.

« Mo, nous sommes dans un commissariat. Nous sommes tous les deux policiers. Je suis l’inspecteur Tussufki et voici l’inspecteur adjoint Straightrope.
– HAUT !
– Nous t’avons trouvé pas loin d’une scène de crime, en possession d’un tissu qui semble en provenir. Certains pourraient en arriver à te suspecter du crime. Tu comprends ce que je te dis ?
– REMONTE ! cria Heller, avant de se remettre à sangloter. »

Tussufki massait ses paupières, résigné. Il n’y avait pas grand-chose à en tirer. Il fallait espérer qu’ils trouveraient rapidement le vrai auteur des meurtres, pour éviter que ce débile aille croupir en prison.

« Inspecteur, souffla l’adjoint, je ne pense pas qu’il soit lié à notre affaire.
– Bien joué, Sherlock, et vous avez trouvé ça sans votre loupe ?
– …
– Désolé Ryan. Je suis d’accord avec vous, il y a peu de chance pour que ce soit lui. Le problème est qu’on n’en tirera rien d’utile, et qu’il fait un coupable idéal.
– HAUT !
– Qu’est ce qu’on fait alors ?
– On va remonter …
– EN HAUT !!!
– … dans nos bureaux et passer quelques coups de fil, voir si quelqu’un a entendu parler de quelque chose. Après, on sera obligés d’aller voir …
– EN HAUT ???
– … les indics du coin et réunir les suspects habituels, en attendant que le légiste nous remette son rapport. On va éplucher les derniers numéros du journal, voir si on y trouve des cibles évidentes. On va demander la liste des appels émis et reçus depuis le journal. Interroger les proches, ce genre de choses. »

Ils se levèrent, sous le regard inquiet de Mo, qui semblait presque attristé de les voir partir. Il se retourna sur sa chaise quand ils passèrent la porte. Tussufki referma la lourde porte en acier, mais même au travers du métal, il put entendre, avant de s’éloigner, un dernier cri de Mo Heller.

« UP !!! »

Chapitre 4 – pas de carotte en vue

Mardi 16h12

L’épluchage du courrier est une tâche beaucoup plus ingrate que celui des carottes parce qu’à la fin, très souvent, on ne se retrouve qu’avec des épluchures, et rien à se mettre sous la dent. Il en allait du courrier du journal et des deux victimes comme de leurs factures téléphoniques : quasiment rien d’exploitable. La confidentialité des sources et la paranoïa légitime étaient mères de prudence : on trouvait plusieurs cabines téléphoniques à proximité du journal et les lettres les plus compromettantes devaient être dans le coffre pour laquelle l’autorisation d’ouverture mettrait certainement encore du temps à parvenir. Le propriétaire du journal avait annoncé qu’il suspendait la publication, tout le reste de l’équipe se retrouvait sur la touche.

Ce que Tussufki voulait obtenir, c’était la liste, voire mieux le contenu, des prochains articles prévus. On fait rarement taire quelqu’un a posteriori. Si quelqu’un avait intérêt à empêcher la sortie du journal, c’est parce qu’il devait en être la cible prochaine, cela serait inutile si le mal était déjà fait. Ce sur quoi il avait pu mettre la main était anodin, mais cela n’avait rien d’étonnant : Davidski et Aeròn se gardaient les sujets les plus critiques, principalement parce qu’ils n’avaient confiance en à peu près personne. Peut-être que le coffre recelait aussi quelques scoops capables de fortement déplaire à certains. Assez pour les pousser à tuer ?

Tussufki et Straightrope n’avaient pas chômé : après un passage à l’hôpital pour interroger les deux techniciens, ils s’étaient rendus aux domiciles des victimes, avaient effectué une fouille sommaire des lieux, interrogé les voisins, prélevé le courrier et les documents pouvant importer, contacté la compagnie de téléphone et commencé, donc, d’éplucher la paperasse. Sans trouver jusqu’à présent une seule carotte comestible.

La chronologie des faits commençait à se mettre en place, grâce au témoignage des techniciens : vers 21h, la dernière réunion de la rédaction avait pris fin. D’après les techniciens, Aeròn et Davidski s’étaient retrouvés seuls et avaient commencé à travailler à la construction de l’édition du lendemain. Depuis la dernière réduction du personnel, il était quasiment systématique que les deux journalistes missent la main à la pâte – ou plutôt dans l’encre – pour travailler sur les matrices et sur les rotatives. Le journal paraissait tous les mardis matins.

Autour de 23 heures, les premières pages étaient imprimées et on commençait à assembler les copies. Le premier technicien s’était alors rendu dans la réserve, mais n’avait pas pu atteindre la bouteille d’encre qu’il était venu chercher. Il s’était fait cueillir et n’avait plus de souvenir suivant son entrée dans la pièce. Un peu plus confus, le deuxième technicien affirmait qu’on l’avait frappé alors qu’il sortait des toilettes, mais il ne savait plus à quelle heure exactement. Il affirmait que quand il était sorti de la salle des rotatives, Davidski était seul et bossait sur les matrices.

« Le type connaissait le fonctionnement du journal. Il savait qu’il allait y trouver quatre personnes, dont ses deux cibles. La préméditation et la préparation ne font pas de doute. »

Tussufki avait parlé à voix haute. Relevant la tête des relevés de banque du journal, Straightrope croisa son regard.

« Vous pensez que c’est un membre de la rédaction qui a fait le coup ?
– Peu probable, soupira l’inspecteur. Ces gens sont payés au lance-pierre et font des heures carrées, on ne fait ça que par vocation, je les vois mal péter un plomb et mordre la main qui les nourrit.
– Qui alors ?
– Quelqu’un qui en voulait à ces deux-là en particulier, qui savait comment accéder au journal, où s’y cacher, à quelle heure agir.
– ça limite beaucoup les possibilités !
– Pas tant que cela : toutes les personnes qui ont participé au journal savent comment il fonctionne. N’importe qui ayant proposé un article pourrait te renseigner sur le sujet, dit Tussufki en connaissance de cause.
– Mais on peut donc les identifier et les interroger ?
– Tous les papiers sont publiés sous pseudonyme. Et tous les papiers soumis ne sont pas publiés. On ne trouvera personne : les sources sont généralement très bien protégées quand on doit se méfier des familles d’un côté et qu’on flirte avec l’illégalité de l’autre. »

Leurs deux bureaux se faisaient face, accolés par leur plus grand côté. La manie de Straightrope de s’assoir en tailleur sur son fauteuil avait au moins un bon côté : Tussufki ne craignait pas qu’ils se fassent du pied l’un l’autre. Sur les deux bureaux s’entassaient des dossiers et des liasses de papier. Les feuillets, enveloppes et autres documents recouvraient quasiment leurs téléphones à cadran et totalement les pieds de leurs deux mornes lampes de bureau réglementaires. Autour d’eux, plusieurs autres paires d’inspecteurs s’affairaient, téléphonaient, s’invectivaient ou tapaient à la machine. Dans le bureau de l’inspecteur principal, côté fenêtre et aux parois vitrées pour laisser passer la lumière dans le reste du bureau des inspecteurs, un pauvre type se faisait passer un savon. Les mots échangés n’étaient pas intelligibles, mais la posture du principal et le ton des voix ne laissaient que peu de doutes.

Les deux policiers étaient aussi différents que possible : Ryan Straightrope était tout en longueur, mince et svelte, mais semblait dans le même temps très affuté. Son visage, surmonté d’un nuage de boucles et d’épis, était étroit et particulièrement juvénile. Lorsqu’il ne présentait pas sa carte de police, on lui réclamait une carte d’identité pour acheter de l’alcool. L’expression de son visage laissait systématiquement passer une once d’inquiétude, une anxiété constante qui s’accordait bien avec ses chemises froissées et sa posture générale, à la fois dégingandée et nerveuse.
De son côté Peter O. Tussufki était de constitution robuste. Un visage large et avenant, mangé par une barbe grisonnante mais bien taillée et surmonté par un front haut lui-même coupé par des sourcils à la posture souvent sévère. Les cheveux coupés ras confirmaient l’impression de sérieux et de soin que laissait son costume sombre, de noir à gris foncé selon les jours, et ses chemises claires portées sans cravate mais au tissu cossu et impeccablement repassées.

S’ils avaient pu se départir de leurs gueules de flic, Tussufki aurait donné l’impression d’être un architecte ou un cadre supérieur et Straightrope, lui, n’aurait pas dépareillé dans la cour d’une fac.

« Quelqu’un doit bien savoir quelque chose, s’insurgea l’adjoint. Sur le meurtre ou sur les enquêtes en cours…
– Oui, et j’ai même une idée assez précise de qui pourrait nous renseigner. »

Il regarda la pendule accrochée au mur.

« Il est encore un peu tôt, on part d’ici 30 minutes. »

5 thoughts on “[Negative feedback] Partie 1”

  1. La suite viiiite 🙂

    Merci de ce feuilleton de l’été ; c’est une très belle idée et la prose de Burndav un régal.

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