[Negative feedback] Partie 3

Nous voici au trois quart du périple. Des suspects s’ajoutent aux suspects, l’enquête s’épaissit, broussailleuse, sur fond de prohibition du matériel audio…

Chapitre 10 – interlude

Mercredi 22h48

Le bureau était plongé dans une obscurité presque complète. Un voile en tissu avait été placé sur la lampe de bureau, qui projetait une lueur sourde rendant les zones sombres plus obscures encore. Les persiennes du chien-assis, seule fenêtre de la pièce aménagée dans des combles, avaient été fermées et les rideaux tirés. Sur le seul long mur non mansardé s’étalaient, de part et d’autre de la porte également close, des rayonnages de livres de poche et de boitiers de disques compacts, alignés sans logique de classement apparente. Le plateau du petit bureau en bois, placé au milieu de la pièce, était recouvert de papiers, de dossiers et de blocs-notes entamés, certains semblant dater de plusieurs années. Dans toute la pièce, on ne trouvait aucun élément décoratif. Pas de tableau, pas de bibelots : tout était fonctionnel, jusqu’à la petite cheminée, dans l’angle de la pièce, dont la présence semblait dévolue à l’incinération des papiers.

Le siège de bureau avait été tiré jusqu’à proximité du mur du fond, son dossier incliné au maximum. Un placard discret, masqué par un panneau semblable au reste de la cloison derrière le bureau, du côté mansardé, était ouvert et une lumière ténue, mais chaude en émanait. Elle éclairait faiblement un côté du visage de l’occupant du fauteuil par la grâce de l’ampli à lampe habituellement dissimulé dans la trappe. Un casque audio noir, aux larges oreillettes arachnides ouvertes, ceignait la tête de l’homme confortablement installé. Il avait chantonné, un moment plus tôt, mais était désormais silencieux. Le casque égrainait, depuis 21h, des notes de musique en sourdine.

Les pensées de l’homme musardaient, virevoltant d’un sujet à l’autre, en ayant le bon goût de ne pas s’appesantir trop longuement sur un sujet et de n’en aborder aucun de sensible : des souvenirs, des réflexions anodines, des images nées de la mélodie. Il devait parfois écarter volontairement quelques pensées tristes, mais assez peu souvent. La liste de lecture prévoyait encore 4 heures de musiques variées, même si l’homme pensait s’arrêter et aller se coucher avant minuit. Sans ouvrir les yeux, il se saisit d’un verre de bourbon posé dans le placard à côté de l’amplificateur et en but une gorgée. Il reposa le verre doucement puis laissa son bras ballant, ses doigts à quelques centimètres de l’épais parquet en chêne.

Dans l’illégalité la plus totale, et avec un plaisir immense, Tussufki écoutait du jazz.

Chapitre 11 – capo di tutti capi

Jeudi 9h55

Que cela soit l’effet de la mise au point de la veille ou de l’impression laissée par Salupe, Ryan Straightrope attendait Tussufki devant la porte de l’immeuble où ils avaient rendez-vous, dans la rue sans charme d’une ville de banlieue. À côté de la porte-tambour, plusieurs personnes grimées en cadres (costumes, tailleurs, cravates et stilettos) utilisaient un cendrier comme totem et, au milieu de leurs conversations ineptes, faisaient des signaux de fumée sans plus de signification avec leurs cigarettes.

Les policiers parvinrent dans le hall et, après avoir montré leurs cartes à une paire de vigiles désireux de les fouiller, s’étaient présentés à la réceptionniste. Après leur avoir intimé d’attendre d’un seul doigt tendu vers le haut, elle les annonçait auprès de Vicenzo. Quelques minutes silencieuses plus tard, un gorille en costume noir vint les chercher.

Ils sortirent du hall et suivirent un large couloir jusqu’à ressortir du bâtiment par l’arrière. Ils marchaient désormais tous les trois dans un parc contenant une grande quantité d’essences d’arbres, sur un sentier pavé. Les immeubles alentour, à peine visibles, semblaient désormais assez éloignés. Les bruits de la rue parvenaient filtrés, assourdis. Au bout de quelques mètres, le chemin déboucha sur une clairière au milieu de laquelle demeurait une maison de maître ancienne. Haute de trois étages, la large façade en pierre de taille était attaquée par le lierre sur sa gauche. Debout sur le perron, un jeune homme attendait, le sourire aux lèvres.

La nomination de Gerardo Vicenzo à la tête du groupe, il y a deux ans de cela, avait fait grand bruit. Le conseil d’administration l’avait pourtant votée à l’unanimité. Issu du sérail, Vicenzo était un membre de la Famille, et sa nomination ne devait rien au hasard. Il était fraichement diplômé et, si on avait mis en cause, au début de son mandat, cette jeunesse et son inexpérience, les résultats actuels parlaient pour lui. Pour ce qui était des activités illicites, on était au-delà des soupçons et on avançait à grands pas vers les certitudes, mais ce qui manquait, c’étaient les preuves.

Aeròn avait expliqué à Tussufki comment leurs activités étaient organisées : l’ensemble du groupe était focalisé sur l’import-export et le transit. Il contrôlait des zones franches un peu partout dans le pays et infiltrait les douanes. Les produits interdits dans le pays ne l’étaient pas partout dans le monde et rien n’interdisait au groupe de faire transiter des casques, oreillettes, baladeurs et autres amplificateurs, en provenance d’Asie ou des États-Unis, par les zones de transit locales, avant de les expédier vers d’autres pays. Avec les bonnes personnes aux bonnes places et, bien entendu, au bon moment, il devenait aisé de substituer certaines marchandises par d’autres, et de faire entrer illégalement sur le territoire des produits prohibés. Les équipes étaient suffisamment étanches dans leur fonctionnement pour ne pas risquer de dénonciations ou de dysfonctionnements et, au cas où la supercherie serait éventée, une accusation de vol puis un, voire deux boucs émissaires, soigneusement choisis et grassement rétribués suffiraient à mettre fin aux doutes portant sur le groupe. La seule chose qui manquait à Tussukfi pour comprendre l’ensemble du tableau était la filière de blanchiment de l’argent issu de la revente. Aeròn et Davidsky auraient certainement eu des idées à soumettre sur la question.

Les deux policiers atteignirent le perron et le gravirent, leur accompagnateur étant resté en bas avant de tourner les talons et faire le chemin en sens inverse.

« Messieurs, merci d’avoir accepté cette invitation, je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
– Monsieur Vicenzo, le salua Tussufki, nous avons effectivement quelques questions à vous poser !
– Parfait. Suivez-moi à l’intérieur. »

Si l’architecture de la maison était, à l’extérieur, très sobre, il en allait autrement à l’intérieur. La hauteur sous plafond était impressionnante et, d’une pièce à l’autre, les moulures alternaient avec les caissons. On trouvait des œuvres d’art, sculptures ou tableaux à peu près partout, selon une disposition qui semblait tout devoir au hasard puisque mélangeant les styles et les époques. Le tableau final donnait l’impression d’une bonbonnière trop pleine, meublée avec ostentation et sans goût. Tussufki et Straightrope précédèrent Vicenzo dans son bureau alors que celui-ci leur tenait la porte. Il la referma derrière eux après avoir indiqué à la secrétaire à l’extérieur qu’ils ne souhaitaient pas être dérangés.

Située au deuxième étage et ouverte sur les deux façades, la pièce était, dans son aspect, assez éloignée du baroque de la bâtisse. Les tentures décoratives avaient été remplacées par des revêtements texturés gris jusqu’à mi-hauteur des murs. Au-dessus, c’étaient des murs et un plafond blanc satiné qui prenaient le relai, le tout arborant une série photographique sous forme de tableaux, qui devaient être renouvelés souvent. Une table de réunion entourée d’une dizaine de fauteuils luxueux était placée sur la droite de la pièce. De l’autre côté, dans un coin salon, sur un épais tapis de couleur fauve, étaient disposés des étagères de rangement en chêne (contenant une machine à expresso, des disques, un service à café en porcelaine et des électroniques haute fidélité), une table basse dans la même essence et plusieurs divans en cuir brun tournés vers le mur où se découpait la porte d’entrée, à la gauche de laquelle se trouvait un large écran et deux enceintes colonnes. Au fond, enfin, devant un haut siège de cuir noir, s’étendait le bureau, magnifique pièce de chêne aux parements de cuir marron, entièrement vide, à l’exception d’un porte-stylo, d’un agenda noir fermé et d’un téléphone en bakélite.

Gerardo les précéda, s’assit dans un des divans, le plus proche des étagères et, alors que les policiers prenaient place à leur tour, leur proposa un café. Une corbeille en acier, sur la table basse, les invitait à se servir en croissants. Une autre corbeille, plus petite, prévoyait des serviettes en tissus écrus. Vicenzo était avenant, et très élégant. De taille moyenne, il était souriant : sa belle gueule, ses fossettes et son menton fendu devaient plaire aux filles et agacer parfois. Une barbe de trois jours savamment entretenue depuis des mois peuplait ses joues. Son front était haut et lisse de toute ride.

« Messieurs, je ne m’étendrai pas longtemps sur la méprise qui vous a fait soupçonner un des employés du groupe. Je vous sais irréprochables et je suis certain que l’étude des documents remis par Me Salupe a levé vos soupçons. »

Effectivement, les billets, les factures (ainsi que les employés de l’aéroport et de cet hôtel à Cracovie que Straightrope avait appelés) parlaient en la faveur de Manny. À moins que tout ait été habilement falsifié, mais cela semblait exclu.

« Je voulais vous rencontrer pour vous expliquer que personne dans le groupe n’a d’intérêt à trouver dans la mort de messieurs Aeròn et Davidski. J’apprécie leur travail et je vous étonnerai peut-être en vous révélant que je suis, depuis 2 mois, devenu à titre personnel actionnaire principal du journal. Pour me séparer d’un collaborateur qui me déçoit, je préfère le licenciement au meurtre. »

Le ton badin employé laissait penser qu’il avait construit cette alternative au cours du temps et qu’il continuait à peser le pour et le contre. Il se leva, se dirigea vers son bureau pour le contourner et se planter devant les deux grands panneaux placés derrière. Il en ouvrit un, révélant des rangées de livres et, à mi-hauteur, un coffre fort. Il l’ouvrit et en sortit une nouvelle pochette cartonnée.

« Tenez inspecteur, voici le journal qui aurait dû paraître cette semaine. Cela pourrait vous intéresser. Il y a un test très enthousiaste sur les ACS Encore… »

Tussufki se leva, se plaça de l’autre coté du bureau et Vicenzo lui tendit la pochette. En la saisissant, l’inspecteur ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le contenu du coffre : d’autres pochettes, une liasse de billets, quelques baladeurs et les coques de plusieurs paires d’écouteurs intra-auriculaires. Le jeune homme referma le coffre alors que Straightrope les rejoignait.

« Monsieur Vicenzo, demanda-t-il, n’est-ce pas étonnant pour le dirigeant d’une société commercialisant des appareils d’être actionnaire d’un journal qui les teste et qui essaie de percer leurs canaux de distribution ?
– Pas vraiment. Dois-je vous rappeler que, bien entendu, nous ne commercialisons aucun de ces produits dans le pays ?
– Bien entendu…
– Dans ce cadre, il n’y a pas de risques de conflit ou de mélange des genres. Je n’ai jamais influencé le contenu du journal, j’ai pu compulser quelques numéros avant leur parution mais n’en ai pas fait changer un caractère. Sauf bien entendu quand j’y trouvais des typos.
– En tant qu’actionnaire, vous avez une idée de qui en voulait suffisamment aux deux journalistes pour les tuer ? »

Tussufki découvrait les feuillets tapuscrits et laissait son adjoint poser les questions. Vicenzo marqua une pause, réfléchissant à la question de Straightrope.

« Peut-être oui. Nous sommes en concurrence avec un autre groupe, dirigé par Don Cavaliere delle Cosmo. Leurs marques sont en concurrence avec les nôtres et Cavaliere aime à se répandre en calomnies à propos de nos produits dès qu’il en a l’occasion. Bien entendu, je ne parle que par ouï-dire, mais je sais que son réseau essaie d’inonder le marché, y compris dans notre pays, avec les produits Aurisonics. Aeròn et Davidski travaillaient sur le sujet, pour un numéro prochain. C’était un secret de polichinelle, et je ne serais pas surpris en apprenant que l’animal l’avait appris, quand bien même il réside au Japon. Peut-être devriez-vous creuser dans cette direction.
– C’est noté, merci.
– Inspecteur, dit Vicenzo avisant ce que lisait Tussufki, je vous conseille la lecture de l’article de la page 20. Il est… très instructif et je n’arrive pas à ne pas craindre un lien avec votre affaire. »

Sa curiosité piquée, l’inspecteur partit à la recherche de la page citée. Quand il tomba dessus, il n’eut pas besoin de vérifier son numéro ; le titre, à lui seul, l’assurait d’être tombé juste. Il indiquait : « Les pratiques suspectes de la secte Fitear ».

Chapitre 12 – bilan intermédiaire

Jeudi 11h35

« Et maintenant, nous avons plusieurs pistes, mais toutes assez ténues. On peut écarter celle des Encore, déjà. Tussufki comptait sur ses doigts.
– Sauf votre respect, inspecteur, je ne pense pas qu’on doive écarter quoi que ce soit.
– Tu penses vraiment que Vicenzo aurait eu intérêt à se débarrasser des journalistes ?
– Je ne sais pas encore s’il y trouvait de l’intérêt. Nous avons entre les mains une maquette du journal, mais il ne s’agit que d’un numéro et nous ne pouvons pas mettre de côté la possibilité que la maquette ait été modifiée avant qu’on la compulse.
– Soit.
– Ça, c’est pour l’intérêt. Ensuite, le meurtre est quand même, malheureusement, assez commode : si Vicenzo influence le contenu du journal, il se grille et se met dans une situation dangereuse. S’il adopte une solution plus radicale, il est protégé des soupçons par sa position d’actionnaire principal et peut, cerise sur le gâteau, s’offrir le luxe de balancer ses concurrents. C’est l’avantage de tuer quelqu’un que tout le monde a une raison de faire taire. »

Tussufki hocha la tête. Le raisonnement de son adjoint se tenait et, même s’il n’était pas convaincu, il s’en voulait presque d’avoir tiré au plus court et écarté une piste. Il déplia un doigt de plus : 4 au total. La secte Fitear, Don Vicenzo, Cavaliere Del Cosmo, un autre acteur non encore identifié.

« Pour Cavaliere, rentrer en contact avec lui sera compliqué : il vit au Japon et est à la tête d’un groupe bien plus puissant que celui de Vicenzo. Ça signifie que tous ses réseaux dans notre pays sont clandestins.
– Invitons-le à nous contacter, conclut Straightrope, après tout il semblait que Vicenzo était ravi de nous recevoir pour se disculper. Je vais lui écrire un courrier, je demanderai au capitaine de le faire expédier par télex. S’il est aussi serviable que Salupe l’indique, il ne devrait pas refuser !
– Pourquoi pas Ryan…
– Reste la secte. On va leur rendre visite avec le papier sous le bras et on voit comment ils réagissent ?
– Pourquoi pas. Allons…. Allo ? »

Il avait décroché le téléphone avant la deuxième sonnerie. À l’autre bout du fil, le médecin légiste, le docteur Guy Deglissant, lui annonçait que son rapport serait prêt ce soir et qu’il leur serait remis demain matin. Il y avait deux trois éléments intéressants, mais il lui restait quelques vérifications à faire avant de finaliser le tout. Tussufki invita son adjoint à prendre part à la conversation en lui tendant l’écouteur. Straightrope prenait des notes pendant l’appel.

« En revanche, j’ai pensé que ceci pouvait vous intéresser : dans la bouche d’Esteban Aeròn, on a trouvé des caractères d’imprimerie. Le genre qu’ils mettent dans les matrices pour imprimer les journaux. On en a trouvé 20 exactement, entre la bouche et l’œsophage : deux ‘a’, un ‘c’, trois ‘e’, un ‘i’, deux ‘n’, un ‘q’, deux ‘s’, deux ‘t’, deux ‘v’, deux ‘u’ et un ‘x’.
– Ça fait 19, dit Ryan à voix basse.
– Ça fait 19, indiqua Tussufki.
– Et une virgule qui font 20 ! »

Straightrope commençait à essayer de mettre les lettres dans l’ordre pour trouver des mots, voire une phrase qui ait un sens.

« À la morgue, on n’a pas souvent des amusements, alors avec les collègues, on a commencé à chercher ce que ça pouvait vouloir dire. Et Bob a trouvé une phase qui marche, même si on a du mal à comprendre exactement ce que ça veut dire…
– Et ça donne quoi ?
– Ça donne ‘‘ceux qui savent, savent’’. »

Chapitre 13 – la belle et l’adepte

Jeudi 16h24

Assister à une cérémonie d’intronisation était une nouveauté aussi bien pour Tussufki que pour Straightrope et, debout au fond de la salle, ils regardaient, légèrement médusés, la célébration de l’arrivée d’un nouvel adepte. Tous les membres de la secte chantaient des cantiques en japonais, frappant dans leurs mains en rythme. Le chant cessa et la sono se mit à passer un mix de funk. Au milieu de l’estrade, sur le devant de la salle, l’adepte était assis sur un grand siège qui, aux yeux des plus profanes, aurait pu passer pour un fauteuil de dentiste. Plusieurs personnes étaient debout, sur les côtés de l’estrade, attendant leur tour pour intervenir : 4 à gauche, 3 à droite. En retrait, sur la droite, installé en position du lotus sur un grand pouf en cuir, le guide de la secte observait la scène un air mi-amusé mi-blasé sur les lèvres.

Une jolie adepte, habillée comme tous les autres dans une toge d’un blanc virginal, se rapprocha de lui, une obole blanche et rouge à la main. Elle s’inclina puis, avec ses doigts, se mit à oindre les pavillons du nouvel adepte avec ce qui semblait être de l’huile sacrée. Elle se retira sous les applaudissements. Un autre adepte, venant de la droite, tenait un petit morceau de mousse sur lequel étaient inscrits des kanjis dorés. Il entrouvrit la bouche du nouveau et lui fit mordre la mousse. Il fut tout également applaudi. Un autre membre de la secte, venant de la gauche, tenait une petite mallette dont il sortit plusieurs instruments avec lesquels il scruta l’intérieur des oreilles du futur adepte très minutieusement. Il rangea ses instruments dans sa mallette et se tourna vers la foule, sagement assise devant la scène sur des chaises simples et au sein de laquelle l’euphorie avait cédé la place à un silence anxieux. D’une voix forte, il déclara quelques mots en japonais, ce qui déclencha une vague d’hystérie dans le public, qui se lança dans une standing ovation de l’oto-rhino-laryngologue. Il repartit sur le côté, bientôt remplacé par un autre praticien qui sortit d’un écrin d’ébène et d’or deux protections de tympans, qu’il logea à l’aide d’un instrument spécifique. La musique cessa et fut remplacée par une pulsation régulière de percussions, de plus en plus forte et bientôt redoublée par d’autres battements pour former une rythmique complexe et puissante. Deux personnes se tenaient désormais de part et d’autre de l’homme assis, avec un appareillage élaboré, attendant. La musique atteint un apex rythmique puis s’interrompit brutalement. Le nouvel adepte, tout comme la foule, semblait en transe. Les deux hommes s’activèrent alors que des pulsations lumineuses très puissantes avaient remplacé les percussions en reprenant la même rythmique syncopée et complexe. Les deux hommes se redressèrent et s’éloignèrent.

Tussufki et Straightrope détournaient les yeux depuis le début des pulsations lumineuses, comprenant qu’il s’agissait d’un mécanisme assez proche de l’hypnose. Ils avisèrent, pour confirmer leur impression, que seul le public était soumis aux flashes, la scène était, elle, toujours éclairée normalement, à l’exception du visage de l’adepte, désormais seul au milieu de la scène. Au bout de quelques minutes, un chant, également en japonais, commença de retentir dans la salle, repris par l’ensemble des adeptes de la fosse. Une jeune (et très belle, aurait ajouté Straightrope si on lui avait demandé son avis) adepte s’approcha et se mit à genoux devant le siège de dentiste, brandissant haut devant elle un coussin de soie rouge brodé de kanjis et de décorations dorées. Deux derniers adeptes s’approchèrent et, très délicatement, retirèrent les empreintes et les placèrent, religieusement, sur le coussin, puis se remirent en ligne avec les autres. Ils y étaient tous passés, désormais. Les flashes avaient cessé. La lumière était plus faible et centrée sur le devant de la scène. L’adepte qui portait le coussin se redressa et se mit légèrement sur la gauche, de profil. Le guide spirituel se leva, ce qui propagea un silence sépulcral dans toute l’assemblée. Il vint sur le devant de la scène, et inspecta, sans les toucher, les empreintes. Se tournant vers l’assemblée, il leva un pouce signalant que la qualité était bonne. Il prononça quelques mots en japonais, invita le nouvel adepte à se lever et lui fit une accolade. La foule se leva comme un seul homme et acclama le gourou. L’adepte portant le coussin se retira, sous le regard amoureux-mèche-lunettes de Ryan. Comprenant que la cérémonie était terminée, et alors que tous les adeptes se retiraient dans une salle de méditation, les deux policiers retournèrent dans l’antichambre pour s’asseoir et attendre.

La jeune adepte au coussin (qui ne l’avait plus et avait remplacé sa toge par un kimono écru aux broderies noires) les rejoint quelques minutes plus tard. Straightrope se redressa brutalement, tenta de bégayer un mot de bienvenue, puis s’inclina pour répondre à la révérence de la jeune femme.

« Messieurs, si vous voulez bien me suivre, M3rcure accepte de vous recevoir. »

Chapitre 14 – la constance des cerisiers japonais

Jeudi 17h02

Comment faire fonctionner une secte basée sur l’utilisation exclusive d’un produit prohibé ? Comment vénérer une marque dont l’importation est interdite ? La secte Fitear avait réussi à contourner ces problèmes par plusieurs idées. La première était que ce n’est pas parce que les produits d’une marque sont interdits que la marque elle-même l’est. La secte était donc l’importateur officiel et l’agent de Fitear dans le pays, quand bien même elle ne pouvait rien commercialiser. L’autre point est que, d’un point de vue légal et à cause de la faiblesse juridique des lois sur la prohibition, rien n’empêchait de faire la réclame pour des produits interdits. Le troisième point était que, sous le prétexte de maintenir les adeptes dans les conditions nécessaires au recueillement, toutes les séances de méditation étaient réalisées à huis clos. Enfin, si la loi interdisait le port d’oreillettes intra-auriculaires moulées, rien n’en empêchait la construction et chacun avait aussi la liberté de réaliser des moulages de ses conduits auditifs. Tout le reste, à peu près, était illégal. Mais la secte était suffisamment recluse pour rester discrète et assez riche pour arroser ceux qui auraient pu y trouver quelque chose à redire.

On pouvait, en revanche critiquer l’aspect un rien pompeux des cérémoniaux mis en place et le mélange, au goût douteux, entre Japon et Rome antique. Ainsi, on retrouvait des kimonos et des toges, des gens aux patronymes latins parlant japonais, et, aux dires de certains, des orgies avec des geishas.

La secte occupait un grand terrain situé en banlieue, qu’elle avait ceint d’un mur de 2,5m de haut (sans compter les barbelés) avant de le remplir petit à petit de bâtiments. En accord avec la philosophie générale, on trouvait des Torii purement Shinto à côté d’édifices comportant des colonnes ioniennes et l’ensemble avait, au final, un énorme relent de mauvais goût. L’endroit dans lequel les avait menés la jeune adepte – dont Straightrope était désormais amoureux fou – avait au moins l’avantage de rompre avec le kitch ambiant, principalement parce qu’aucun bâtiment n’était visible. On était au milieu d’un jardin à la japonaise et les bancs sur lesquels ils étaient maintenant assis formaient un large carré autour d’une surface plane de gravillons blancs, entourés d’arbres qui faisaient office de parasol.

Les deux policiers étaient assis côte à côte sur un banc. L’adepte et M3rcure (dans cet ordre) sur le banc directement à gauche. Tussufki jugea son adjoint définitivement hors d’usage et décida de prendre l’initiative sur l’entretien. Il posait l’ensemble des questions et observait du coin de l’œil Straightrope jeter des regards désespérés à la jeune femme en Kimono. Celle-ci servait d’interprète : M3rcure – cela se prononce « mercure » – ne répondait plus qu’en japonais. Depuis qu’il était le guide spirituel de la Secte Fitear, il s’était mis à la langue nipponne et, dorénavant, ne parlait plus jamais dans une autre langue, y compris sa langue maternelle, qu’il comprenait encore probablement parfaitement. Peter O. Tussufki soupira, puis entama les questions.

« Merci de nous recevoir, monsieur M3rcure ! Nous avons quelques questions à vous poser à propos du double meurtre de Esteban Aeròn et Burt N. Davidski.
– M3rcure indique qu’il sera ravi de pouvoir vous aider, indiqua l’interprète après une intervention du guide en japonais. Il précise en revanche que le temps qu’il a à vous accorder, dans sa bonté, est limité : ses glorieuses tâches de guide superbe requérant, outre l’ensemble de son existence dévouée, toute son énergie, sa passion et son génie, Fitear soit loué. »

Ne comprenant le japonais ni l’un ni l’autre, les policiers ignoraient si les louanges étaient présentes dans la version d’origine, conséquemment puante d’orgueil, ou si elles étaient ajoutées lors de la traduction, du coup triste d’adoration aveugle.

« Que pensez-vous du journal et des victimes ?
– Notre guide, M3rcure, indique que c’est un torchon indigne même d’être parcouru des yeux dans des toilettes alors qu’on cherche quelque chose pour …
– Pas la peine de traduire, je pense qu’on a compris, l’interrompit Tussufki.
– Merci. Il ajoute que les journalistes, principalement Aeròn, étaient des crétins manipulateurs et calomniateurs. M3rcure, dans sa mansuétude, indique cependant que leur mort l’attriste, parce qu’ils étaient beaucoup plus drôles vivants, Fitear les garde. Surtout Aeròn, ce sale communiste.
– Est-ce que vous saviez qu’un article sur votre secte devait paraître dans le numéro de mardi dernier ? »

Tussufki s’adressait directement à M3rcure, ignorant l’interprète. Il sortit d’une sacoche une copie de l’article en question et le tendit au gourou. Il tenta de noter les réactions de celui-ci à la lecture de l’article, mais son expression restait impénétrable : il conservait un air éternellement amusé. Le policier avait constamment l’impression que M3rcure avait compris une blague que personne d’autre n’avait seulement notée. Cela était agaçant. Cet amusement se retrouvait dans le regard, pénétrant, de l’homme, teinté d’un peu de condescendance. Sa voix était calme avec une modulation plutôt chantante, son débit mesuré. Portant des mocassins en cuir brun, un pantalon en lin, une chemise blanche en coton fin et un large mais élégant chapeau de paille, l’homme était grand et de constitution robuste, avec un visage large et souriant. Ses mains fortes étaient posées sur ses genoux, donnant l’impression qu’il allait se relever et les laisser là. Il semblait parfaitement détendu, mais Tussufki le trouvait concentré, ceci pouvant provenir de la grande qualité d’écoute qu’il paraissait avoir.

Au bout d’un moment, le gourou rendit le papier, son sourire encore élargi. Tussufki nota qu’il n’avait pas eu besoin de l’interprète pour le déchiffrer.

« Le grand M3rcure indique que cette version est très expurgée par rapport à la première qui lui avait été soumise, dans laquelle il était comparé à un… »

La jeune femme avait fait une pause, on sentait que cette partie était difficile pour elle. Elle reprit la parole avec du dégoût dans la voix.

« mélange entre un mauvais prophète et à un joueur de flute d’Hamelin, à l’instrument désaccordé.
– Comment avez-vous fait pour vous procurer une version plus ancienne de l’article ?
– Notre guide, Fitear soit loué, a ses sources, comme vous vous avez les vôtres, qu’il s’agisse de notre ami Kim, l’acheteur/revendeur compulsif, ou de ce brave Claus. Il ajoute qu’il ne voit pas en quoi il existe un lien entre ce torchon infamant, insultant l’intelligence des malheureux qui ont à le lire et l’affaire en cours. M3rcure, notre modèle, précise que si l’objet de votre visite est lié à l’idée qu’il aurait pu commanditer le meurtre de ces deux infidèles pour empêcher la parution de l’article, il trouve cela insultant. »

M3rcure se releva, imité par l’interprète puis les deux policiers.

« M3rcure notre exemple à tous, va maintenant se retirer. Il vous prie, si vous deviez revenir, de prévenir Maître Salupe, son avocat, qui est brave même s’il a quelques problèmes d’argumentation, afin qu’il soit présent. D’ici là, que Fitear guide vos pas ! »

Sans cérémonie mais sans saluer ses interlocuteurs, le leader de la secte tourna les talons et s’en fut, suivi par la jeune femme. Les policiers se rassirent. Au bout d’un moment, un adepte vint les chercher pour les raccompagner vers la sortie.

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