J’vais t’écouter façon puzzle – ou comment le mix réinventa la musique

Longtemps, j’ai considéré les DJs comme de simples animateurs musicaux participant de l’industrie musicale et du divertissement. Il me semblait plus noble de partir à la découverte d’un artiste, de le voir élaborer progressivement son univers musical et de le faire alors évoluer subtilement, tel un peintre impressionniste. Cette approche systématique de chaque artiste m’a pourtant rapidement lassé, car elle fragilise la curiosité. Face à la quantité d’artistes, de genres, comment découvrir de nouvelles sonorités, de nouvelles expressions musicales ? C’est alors que s’est imposée cette figure clé et nécessaire, ce passeur de son qu’est le DJ.

 

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Pour ma part, le déclic eut lieu avec un DJ fameux. L’un des pères fondateurs de mix. L’un de ceux qui influencèrent de façon indéniable mais discrète la musique du XXème siècle : Larry Levan. Inventeur du garage – qu’il forgea entre le Paradise Garage et le Studio 54 –, et initiateur de la house par son influence sur Frankie Knuckles, Todd Terry et des Masters At Work, Levan fut l’un des premiers à créer sa musique en s’inspirant de celles des autres.

 

Le dossier consacré par Wired à la musique début 2014.

 

Le mix semble par ailleurs être un format musical actuel. Cette actualité se vérifie non seulement parce qu’il est aujourd’hui relativement aisé de pouvoir composer sa propre musique mais aussi et surtout de la distribuer au plus grand nombre. Ce thème est développé dans l’une des éditions de Wired sorti en début d’année : Questlove y partage sa vision de la musique, de l’évolution de cette industrie et de la création. Du compositeur au curator, le DJ a acquis désormais ses lettres de noblesse. Je suis (du verbe être) aussi grâce à ce que je suis (du verbe suivre) : telle semble être l’évolution ontologique de notre temps.

La suite de cet article, cher lecteur, sera consacrée à esquisser une sorte de « mixologie » : une analyse critique de ce qu’est un mix et de ce dont il participe. Je fais appel à ta bienveillance car mes connaissances musicales sont (et seront) toujours lacunaires. Mais si jamais tu considérais que ce qui est écrit ici ne vaut pas tripette, je t’invite alors à venir débattre et dialoguer sur le forum. Cette mixologie sera articulée en trois temps et fera appel à différents champs disciplinaires (notamment l’analyse critique littéraire) – qu’une mixologie puisse être un mix de disciplines ne devrait pas te surprendre, lecteur. Pardonne moi enfin si je ne détaille pas suffisamment : si certains de mes propos t’apparaissent comme des arguties, signifie-le et je t’en serai reconnaissant.

Le palimpseste comme moteur

 

Dans les rues d'Athènes
Dans les rues d’Athènes

 

Voici la définition de ce terme un peu exotique, j’en conviens. Ce terme fait référence à un ouvrage publié en 1982 par un critique littéraire français : Gérard Genette. Voici la manière dont il définit ce qu’est un palimpseste :

« Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération n’a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu’on peut y lire l’ancien sous le nouveau, comme par transparence. Cet état de choses montre, au figuré, qu’un texte peut toujours en cacher un autre, mais qu’il le dissimule rarement tout à fait, et qu’il se prête le plus souvent à une double lecture où se superposent, au moins, un hypertexte et son hypotexte – ainsi, dit-on, l’Ulysse de Joyce et l’Odyssée d’Homère. J’entends ici par hypertextes toutes les œuvres dérivées d’une œuvre antérieure, par transformation, comme dans la parodie, ou par imitation, comme dans le pastiche. Mais pastiche et parodie ne sont que les manifestations à la fois les plus visibles et les plus mineures de cette hypertextualité, ou littérature au second degré, qui s’écrit en lisant, et dont la place et l’action dans le champ littéraire – et un peu au-delà – sont généralement, et fâcheusement, méconnues. J’entreprends ici d’explorer ce territoire. Un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite jusqu’à la fin des textes. Celui-ci n’échappe pas à la règle : il l’expose et s’y expose. Lira bien qui lira le dernier. »

Quel rapport avec la choucroute, c’est-à-dire la mixologie, me demanderez-vous ? La réponse tient en quelques lettres : sample. Alors que les objets et les créations littéraires peuvent parfois faire écho à d’autres textes – avec de temps en temps des mises en abyme vertigineuses il existe en musique aussi cet art de l’emprunt, de la référence aboutissant à de nouvelles créations originales dont le mix et le mashup participent pleinement.

D’une certaine manière, l’avènement des musiques électroniques et les impacts de la numérisation sur la chaîne de valeur de l’industrie musicale a accéléré cet art du palimpseste musical. Certaines compilations ont permis à des fans de groupes de hip hop, tel le Wu Tang Clan, d’accéder à ceux qui les avaient inspirés, à leurs sources musicales initiales. Ce fut le cas avec les compilations « Shaolin Soul » qui devinrent très rapidement mythiques tant auprès des fans du Clan que des aficionados de soul music.

 

DJ SHU-G – Mixtape vol. 4

 

Ainsi entendu , le sample devient une sorte d’hypertexte musical, comme le sont aussi les remix et edit. Le mix devient alors le format musical permettant d’articuler et de recompiler (quasiment au sens informatique du terme) un sens nouveau et original à partir de ces pièces de puzzle nécessaires au créateur pour inventer, partager et diffuser son propre univers créatif. Je suis tombé récemment sur un mix absolument dantesque dans lequel un DJ japonais, DJ Shu-G, réalise une performance assez remarquable puisqu’il met en perspective les pistes originales avec leurs reprises / remixs contemporains. Le tout avec une fluidité incroyable [si ceci vous intéresse, voici la tracklist ici].

 

La sérendipité pour s’orienter

 

Voici un autre terme obscur dont tu trouveras, lecteur, la définition ici. Pourquoi diable faire référence à ce concept alors qu’il est ici question d’analyser ce qui participe du mix ? Il me semble que la sérendipité est un état d’esprit fondamentalement musical. Et ce pour trois raisons.

  • En tant qu’interprète, le musicien ne peut pas faire abstraction de l’environnement, de ses propres émotions et de ses intuitions pour ré-interpréter une œuvre qui le précède ou pour créer, ex nihilo, son œuvre, et proposer ainsi sa vision du monde, et une interprétation qui lui soit propre.
  • En tant qu’amateur ou passionné, qui ne s’est jamais retrouvé dans des rayons de CDs ou de vinyles pour découvrir une pépite insoupçonnée ou parfaire sa collection d’albums de tel ou tel artiste ?
  • En tant qu’auditeur, enfin, la découverte de nouveaux artistes, de nouveaux sons participe du plaisir. C’est ce rouage – et cet aspect social de la musique – que nombre d’applications comme Deezer, Spotify exploitent et valorisent. Dis-moi qui tu écoutes pour que je t’invite à faire de nouvelles découvertes (grâce notamment aux sites de streaming et aux plateformes de partage).

 

DJ Muro – KOD (initialement publié ici)

 

Le mix est un support permettant de synchroniser ces trois aspects : le DJ partage sa collection et généralement apprécie de (re)diffuser quelques pistes rares, méconnues, pour démontrer son expertise et illustrer son talent ; il interprète évidemment, lors de sessions live, les réactions du public pour moduler son set ; il est aussi (et surtout) un fan de musiques, de sons, d’artistes, qu’il contribue alors à reconsidérer et à ré-actualiser auprès d’une nouvelle audience. En commercialisant ses sets, il peut aussi faire découvrir à ses fans de nouveaux horizons musicaux et ainsi développer de futurs sets sur des niches musicales jusqu’ici laissées en jachère.

Surfant sur cette tendance de fond, les plateformes de partage musical autour du mix se sont lancées et rencontrent aujourd’hui un certain succès comme Soundcloud et Mixcloud. Dans les deux cas, ces sites font la part belle aux DJs désirant étendre leur audience et partager leurs dernières créations. Grâce à la puissance du réseau, il est alors commode de trouver de nouveaux sets correspondant à une même ambiance, à un même style, à des artistes similaires ou à un curator analogue. Le champ des possibles est alors infini, les découvertes nombreuses et enthousiasmantes. Et, souvent, s’en suit un autre plaisir : celui de dénicher le CD, la K7 ou le vinyle comportant la fameuse piste qui nous anime et fait vibrer.

 

King of diggin’ – Muro le DJ prototype ?

 

Il est une dernière caractéristique du mix (partagée avec la compilation) qu’il faut éclairer : il constitue généralement une excellente introduction ou synthèse. D’un artiste, d’un style ou d’un genre musical. Et, pour l’auditeur papillon, cela lui permet de bien (mieux) cerner ce qui lui correspond avant d’investir : le DJ pratique aussi la maïeutique musicale.

Il y a peu, j’ai découvert un de ces DJs qui impressionne. Par son talent. Par ses connaissances musicales. Par sa créativité. Ce fut sans doute au détour de mes écoutes sur Mixcloud, car nombre de ses sets y sont accessibles. Et puis progressivement, en plus du plaisir à l’écouter, je me suis mis en quête de ses CDs pour les rassembler, lentement. J’ai rencontré quelques fondus sur la toile, qui, comme moi, apprécient cet artiste.

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Véritable touche-à-tout, Muro est capable de sortir des sets à un rythme hallucinant et difficilement soutenable. Au menu, par exemple…

  • du funk sous toutes ses formes (hawaïen, latin, asiatique , …) ou une introduction éclaircissant d’autres styles musicaux (disco, house, rap, dub, …) pour initier l’auditeur en diffusant pépites inconnues et killers incontournables,
  • des sets combinant des styles que rien n’aurait rapproché a priori (le rap japonais contemporain et le philly sound par exemple),
  • des biographies musicales concoctées par Muro pour rendre hommage à certains géants (James Brown, Isaac Hayes, …).

 

KOD – volume I

 

Aussi, lecteur, je te propose de découvrir, dans les articles qui suivront, le talent et le génie de Muro qui illustrent parfaitement le mix tel que j’ai tenté de le définir ; comme palimpseste (avec par exemple sa série King of Diggin‘), en faisant preuve de sérendipité (avec son set Retrospect) et en introduisant de nouveaux univers musicaux (les séries Funky Breaks, Disco Breaks, …). Chacune de ces trois dimensions fera l’objet d’un article spécifique. Et si, d’ici là, ta curiosité a été piquée au vif, voici quelques liens utiles et instructifs :

8 thoughts on “J’vais t’écouter façon puzzle – ou comment le mix réinventa la musique”

  1. j’aurais appris des trucs en lisant cet excellente intro à un monde qui m’est totalement étranger ; du coup je les regarderais autrement désormais.

  2. Article intéressant, bien écrit. Je trouve ça bien de mettre l’accent sur le dj, trop souvent dévalorisé voir moqué.
    Néanmoins, c’est dommage d’avoir arrêté l’analyse sur certains points, en particulier le sample. Je pense qu’on peu pas mal approfondir a ce sujet, sur l’influence de cette méthode (en particulier dans le monde du Hip-Hop) et aussi de ses dérives ou abus (jay-z c’est à toi que je pense).
    Autre aspect qui mériterai également de s’y attarder mais peut-être dans un autre article, c’est la notion de remix. Massivement présent dans l’univers de la musique électronique (mais pas que), cela a beaucoup changé la façon de concevoir un dj-set.
    On est en présence d’un type de dj « passeur » (qui comme tu l’a dit, va faire découvrir la musique) et un dj type « remixeur », qui va s’approprier le plus possible les chansons qu’il utilise.
    En ce qui me concerne, je n’aborde pas de la même manière un dj (qu’il soit electro ou non) qui va enchainer les morceaux dans le respect de leur forme originale de celui qui va transcender, torturer, inclure ses propres remix, modifier le(s) titre(s), afin de faire transparaitre sa personnalité. D’où l’importance des sample, loop, beat-machine, de ces logiciels type Ableton Live et j’en passe. Les deux type de dj sont essentiel, car propose des expérience différente.
    A ce sujet de remix et de transformation de chanson, voici un exemple que je donne assez souvent, le remix de Royskopp par Boys Noize:
    – l’original: http://www.youtube.com/watch?v=51Bpx63wkbA
    – le remix: http://www.youtube.com/watch?v=kGHBfdR4vEc
    Le travail sur le titre est intéressant, tant les deux chansons diffère l’une de l’autre. SebastiAn fait lui aussi généralement des remix méconnaissable.

    Au sujet de Mixcould et Soundcloud, as-tu remarqué des différences entre les deux plateforme? je ne sais jamais sur laquelle aller en fonction de ce que je cherche.
    En tout cas je me rejouis de lire la suite des articles, on parle vraiment trop peu des DJ.

    1. Merci pour ton retour critique et contructif !

      Je te propose, dans le cadre de cette série consacrée aux DJs, si ceci t’intéresse, que l’on puisse co-rédiger un article sur ce sujet du remix.

      A toute,

      H.

      1. Pourquoi pas, même si je suis pas vraiment rodé à ce genre de choses 🙂
        Je vais voir ce que je peu faire et j’attend de voir tes prochains articles pour voir vers où commencer.

        Bonne continuation pour le prochain article 🙂

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